Où Kayla est perdue et tente de prendre de la hauteur…
18 mars 2027, 5h09, toit du Book Cadillac, Détroit
Kayla contemplait les lumières de la ville qui s’étendaient sous peu à peu pour laisser place à un soleil timide. Ni l’un ni l’autre ne lui procuraient du réconfort.
La voix de Mairi ne cessait de tourner dans sa tête : « Ca ressemblait beaucoup à une exécution ».
Ca et la voix crissante de Davies demandant grâce…
Elle espérait vraiment que leur enquête leur apporterait des réponses plus claires : pour le moment, elles n’avaient toujours aucune certitude, aucune idée de ses plans exacts…
Elle avait l’impression de flotter au milieu d’un brouillard épais et ensanglanté. Avait-elle vraiment tué la personne responsable de toute cette ligne temporelle cauchemardesques ? N’y avait-il vraiment eu aucun autre moyen, n’avaient-elles pas agi uniquement par peur ? Que faire maintenant pour être sûres de ne jamais s’engager à nouveau dans cette impasse ?
Et ce n’est pas le genre de choses dont elle pourrait parler avec ses proches, pas plus qu’à la meute d’ailleurs : Mia avait eu l’air soulagée, Hawani complètement satisfaite et persuadée que tout risque était écarté et Bleiddwn… difficile à dire. Un mélange des deux, peut-être ? Kayla avait apprécié son offre d’aide spontanée la nuit même.Elle devait admettre que la jeune femme l’intriguait : ses pouvoirs faes étaient assez mystérieux, bien sûr, mais Kayla aurait d’abord préféré comprendre ses motivations exactes, sa personnalité, son rôle dans la proto-fondation de sa tribu… évidemment, maintenant qu’Hawani avait brusquement décidé de l’accueillir, cela se révélait plus compliqué.
Elle devait aussi admettre qu’elle n’avait pas encore osé trop creuser : il était toujours difficile de savoir sur quel pied danser avec la changeline et le sujet des Furies Noires était devenu douloureux pour Kayla ces derniers mois…
Elle s’attendait à des difficultés, évidemment, mais pas autant. Pas avec Tyra avec qui elle marchait sur des œufs, et c’était encore… délicat avec Mom. Sans parler d’Hannah qui avait pris des distances de plus en plus large, l’évitant même autant que possible. Ses filles hésitaient,mais pour l’instant…
Quant aux rebelles… elles ne voulaient rien avoir à faire avec elle avant qu’elle ait réussi à faire reconnaître un garçon comme véritable Furie Noire. Il faudrait au moins 12/13 ans pour que Kieran connaisse son premier changement, et rien n’assurait qu’elle serait encore à ses côtés… Même Caitlyn qui avait fait le même choix qu’elle, avait refusé de lui parler. De même essayer de parler à son fils, sans savoir quand est-ce qu’elle pourrait le revoir… une forme de lâcheté. Une manière d’éviter de souffrir. Il y avait des moments-clés, des opportunités qu’il fallait saisir, sous peine de briser les choses de manière irréparable… Tout comme Silis, qui refusait de même envisager un autre point de vue que le sien, d’essayer de se mettre à la place des autres… même si elle devait reconnaître que la Langue de Kali avait été précieuse dans leur mission… à moins qu’elle ne l’ait damnée.
Heureusement que Lianna et Natasha étaient à ses côtés, pleinement engagées, elle était heureuse que Diane et Kieran les aient dans leur famille…
Elle se demandait parfois si elle était vraiment la bonne personne, au bon endroit, au bon moment pour combattre les ténèbres qui s’abattaient peu à peu sur Gaïa.
Elle n’avait clairement aucune fibre de cheffe ou de leader quelconque. L’épisode « cheffe de guerre jusqu’à ce qu’Hawani décide que c’était dangereux et reprenne les commandes » n’en avait été que la dernière preuve en date. Ca lui avait même paru tellement évident qu’elle ne l’avait même pas expliqué ou mentionné ensuite. Et elle n’avait jamais réussi à avoir le moindre statut chez les garous, contrairement à tous les autres… et à son alter ego, qui avait su devenir maîtresse des défis et inspirer confiance à sa meute et à Ishaga, elle. Qui sait, peut-être qu’avec elle, cette Apocalypse n’aurait pas pu avoir lieu…
Elle avait parfois l’impression d’être surtout la chroniqueuse-barde pour les trois autres… douée pour raconter, certes, mais pas celle qui tranchait vraiment les choses.
Elle contempla une fois de plus la ville qu’elle aimait, malgré toutes ces cicatrices industrielles. Ici, elle se sentait chez elle, elle avait exploré ses ruelles et ses toits, elle en avait peint d’innombrables, elle avait ouvert sa galerie avec une Sarah retrouvée, elle y avait toutes ses attaches et presque tous ses proches…
Mais apparemment, d’après Hawani, même ça allait bientôt lui être retirée. Elle allait se battre se toutes ses forces pour la ville, le sept et le monde, évidemment, mais…
Même en tant que guerrière, elle ne brillait pas vraiment. D’ailleurs, Hawani avait d’abord envoyé Mia combattre Devisse. Et peut-être avait-elle raison, après tout, ne lui avait-on pas répété d’innombrables fois qu’elle n’était pas assez forte, pas assez louve ou pas assez dure ?
Will lui-même l’avait pensé en entendant le récit de ses « exploits » en Écosse et de ses doutes…
Mais le destin avait réalisé ses craintes de manière particulièrement brutale : elle était passée d’un sacrifice de quelqu’un de presque certainement condamné pour le bien commun à l’exécution d’une personne suspecte mais dont elles n’était pas complètement certaines qu’il était bien le coupable, ou s’il y avait la moindre chance de le sauver. Sa rage, mêlée de colère et de peur, l’avait poussé à tout brûler, découper, écraser. Une tueuse sanglante.
Des pleurs interrompirent son maelstrom de sombres pensées. Elle descendit dans la chambre d’enfant : Kieran avait faim et Diane avait besoin d’être changée. Elle s’absorba dans ces tâches routinières, dans leur odeur familière, leurs yeux emplis de lumière…
Un fantôme de sourire naquit sur ces lèvres tandis qu’elle commençait à fredonner doucement tout en les berçant tour à tour. C’était pour eux, pour l’avenir, qu’elle avait fait ce choix. Malgré ses doutes, elle pensait encore que c’était le moins pire à ce moment-là. A voix basse, des mots lui vinrent :
« Il était une fois deux louves jumelles qui tombèrent enceintes en même temps. Elles partirent alors à la recherche d’une nouvelle tanière. Peu après, au détour d’un fourré, elles croisèrent deux sœurs araignées qui proposèrent de les guider.. ».
Au milieu de l’histoire, alors que les deux bébés étaient à nouveau dans leur berceau, elle sentit une chaleur derrière elle : Will l’avait rejointe. Il lui fit signe de poursuivre en silence, un léger sourire aux lèvres.
« Et avant de passer de l’autre côté du voile, elle conclut : « La toile est toujours nouvelle-née ». Ce à quoi la louve répondit : « Tout comme la forêt et ses vals ! », avant de s’éloigner pour donner naissance à l’avenir… », conclut Kayla dans un souffle.
Les jumeaux dormaient de nouveau paisiblement. Assise blottie contre Will, le sommeil semblait enfin vouloir d’elle. Elle se laissa lentement dériver vers le rêve. Ici et maintenant, elle était totalement à sa place.
Le chaudron créatif 