Lorsque la cheffe a des absences…
Elles étaient en route pour le château, à la recherche de traces d’un objet magique susceptible d’avoir influencé Hollie. D’ici quelques minutes elles devraient arriver en vue de l’immense bâtisse délabrée par les âges… Mia conduisait, calme malgré sa fébrilité. A peine visible, cachée derrière un nuage, apparaissait déjà la lune. Ses rayons lumineux, tout juste perceptibles, accrochèrent rapidement une étendue d’eau au loin entre les collines pour se refléter dans les yeux d’Hawani. Celle-ci se sentit rapidement aveuglée puis sa vision s’éclaircit. Elle était dans une grande plaine faite d’une herbe bleue. Un avatar de Luna se tenait devant elle et la regardait d’un air un peu décalé.
« Bonjour Hawani. C’est moi. Je suis sûre que tu te souviens de moi, j’ai entendu tes prières et tu peux être remerciée pour ta foi en moi. Tu fais ce qui doit être fait, et c’est admirable. Comment va celle qui porte mon nom comme un hommage ? ».
Hawani cligna des yeux, ébahie l’espace d’un instant, puis s’inclina bien bas en direction de l’avatar.
« Bien, elle a vécu beaucoup de choses ces derniers jours… Elle n’est plus avec moi, nous avons estimé que c’était trop dangereux pour elle ici. Je suis désolée de ne pas pouvoir la présenter… ».
Elle chercha Mia du regard. Ne la trouvant pas elle réalisa rapidement qu’elle devait se trouver dans une portion d’Umbra ou de sa tête hors du temps et de l’espace.
« Ce n’est pas l’Umbra, poursuivit Luna comme si elle percevait ses pensées. Enfin pas comme ta théurge pourrait t’y amener. Ni comme ta hurleuse. Encore moins ton protecteur. Ne t’en fais pas pour ta fille. Elle possède en elle des pouvoirs encore insoupçonnés, elle ne risque rien. Mon fils ne peut rien contre elle, je l’en ai empêché. Il peut juste vous le faire croire. Mais ce n’est pas pour ça que j’ai pris ces instants avec toi. Ta meute a un rôle à jouer important pour le futur de Gaïa. Votre venue en Écosse pouvait passer, mais vous allez devoir rapidement revenir là où elle est.
-Nous n’en avons plus pour longtemps, nous allons rentrer très vite c’est promis. Votre fils… le Ver ? Oleander ?
-Celui que vous appelez, à tort, Oleander. Le Ver n’est pas mon fils. Par rapport à votre façon de voir les relations humaines, il serait techniquement plus proche d’être mon oncle, le Ver. Mais ça n’a pas de sens de raisonner en famille ainsi. Considères-tu Mia et Kayla comme tes sœurs ?
-Sœurs de meute oui. Et je…
Hawani hésita un instant puis se lança, portée par l’assurance que la surpuissance face à elle ne lui voulait que du bien.
-Il y a une nouvelle personne, ou plutôt un nouvel être, une nouvelle âme qui nous a rejoint. Temporairement. Une louve ancienne, qui a pris le corps de mon protecteur, ajouta-t-elle en reprenant volontairement le vocabulaire précédemment utilisé par Luna. Fait-elle partie de la prophétie elle aussi ? Doit-on l’accepter, la ramener avec nous ?
Ne me dis pas qu’elle a définitivement pris la place de Fillan et qu’il en était ainsi… S’ilteplait… implora-t-elle avec angoisse.
Luna reprit la parole :
-Des choses doivent être faites parfois. Pour le bien de toutes et tous. Et certainement pas expliquées, parce que parfois la lumière ne surgit que des ténèbres. Qu’est-ce que tu penses de mes rayons, Hawani ? ».
La jeune Garou serra la mâchoire face à l’absence de réponse claire…
Évidemment, se dit-elle. Il serait trop facile d’avoir une réponse claire et un chemin tout tracé à suivre. C’est à moi de décider, à moi de créer la suite. Sa réponse est bien plus sage que je ne le mérite.
Acceptant finalement la réponse de l’esprit, Hawani répondit :
« Ils n’ont nul besoin d’être expliqués pour être. Je ferai ce qui me semble juste, ainsi que ma meute. Même ceux qui ne sont plus directement sensibles à leur lumière.
-Ah. Ce n’est pas ce que j’attendais comme réponse. Comment les décrirais tu ? Comment sont mes rayons Hawani ? ».
Déstabilisée, Hawani observa plus attentivement la forme face à elle afin de pouvoir formuler une autre réponse. L’apparition n’arborait pourtant aucun rayon. Elle se présentait comme une jeune fille à la peau diaphane, très enfantine, d’une petite quinzaine d’années tout au plus. Une sorte de diadème lui enserrait la tête, et une longue chevelure tressée comme celle d’Hawani était visible sur l’arrière de son crâne. Son corps était vaguement à l’image d’un humain, d’un blanc laiteux assez flou.
« Eh bien… reprit Hawani, même s’ils ne sont pas visibles à l’œil nu pour une créature comme moi ils sont quelque part à l’intérieur. Ça se ressent, comme une forme de douceur juste sous la peau. ».
Elle tenta de faire bonne figure malgré l’incertitude et le côté candide de sa réponse… Le dialogue avec un esprit était vraiment hors de son domaine, elle n’était jamais certaine de ce qui devait être dit ni surtout du comment. L’esprit qui lui faisait face se tourna légèrement pour regarder au loin.
« Et la prophétie ? demanda-t-elle.
-En marche paraît-il… répondit Hawani. Je ne la perçois pas, je n’en ai pas les capacités. Je me contente de faire ce qui me semble juste…
-Tu ne la ressens pas en toi, à l’intérieur ? Tu agis en fonction de tes avis ? Pas de sentiments de ce qui doit être fait ? Quels sont tes critères de choix ? Qu’est-ce qu’être juste ? ».
Le regard de l’esprit se porta de nouveau sur Hawani, manifestement curieux.
Oh oh… pensa la jeune femme, avec un soupçon de malaise et d’anxiété. Elle avait le sentiment profond qu’il ne fallait pas rater sa réponse. Prenant une discrète inspiration pour se donner du courage, elle se lança :
« Tout d’abord j’écoute. J’observe. Je jauge, je note. Ensuite je décortique, j’atomise… ».
Elle s’arrêta l’espace d’une seconde et jeta un regard incertain à l’avatar, pas convaincue que le concept d’atome lui soit familier malgré sa capacité à parler un langage humain. Elle reprit avec plus de précautions :
« En tout cas j’analyse. Qui, pourquoi, quand, comment, quoi, où… J’aplanis tout ça sur une table dans mon esprit, je place les choses et j’essaie d’anticiper les différentes conséquences de chaque choix qui s’offre à moi. J’écoute les autres faire de même, car ma vision, ma table, n’est pas forcément la seule à être valable, ni la bonne. Je rassemble rapidement et efficacement les informations dont j’ai besoin et ensuite je trouve la solution qui m’apparaît la plus positive vis-à-vis de mes objectifs. Objectifs que j’ai listés et priorisés avant, bien sûr. Mais après… Après j’écoute ma petite voix, celle qui me dit quel choix est le bon. Ce n’est pas toujours le même que je trouve entre l’analyse de la table et la petite voix… Et souvent c’est cette dernière que j’écoute. Mais à la fin. Jamais au début. ».
Hawani regarda l’avatar, espérant avoir satisfait son auditrice. Elle se rappela brièvement un instant une conversation similaire avec Mia, il y avait des années de cela… Pas avec les mêmes mots, ni la même simplicité, mais dans la même perspective.
« Je ne suis pas sûre de comprendre, répondit Luna. Tu réfléchis beaucoup et tu finis par choisir à l’instinct. Pourquoi ? Et que te dit ton instinct sur la prophétie ? Et sur ta fille ? Et sur moi ?
« Parce qu’il faut les deux pour prendre une bonne décision. Beaucoup de gens suivent l’un ou l’autre, trop peu les deux. Cela permet d’équilibrer… J’imagine que c’est mon côté Philodox qui veut ça, ajouta Hawani avec un petit sourire. Un côté sombre, un côté lumineux. Un côté avec des rayons dehors, un côté avec des rayons… dedans. D’une certaine manière. Et pour la prophétie… J’y crois mais je crois qu’elle ne s’écrira qu’en même temps qu’on l’écrira. Il n’y a pas de grand livre détaillé qui dit quoi faire. Ou en tout cas, si on l’avait entre les mains, on ne serait plus capables de le suivre, de toute façon. ».
Elle ménagea une petite pause le temps de trouver les mots justes puis reprit :
« Quant à ma fille, je sais qu’elle est exceptionnelle et qu’elle sera une personne qui marquera son monde. En bien, je l’espère. C’est à moi et aux autres d’essayer de le faire, qu’elle marque en bien le monde. Pour vous… Vous n’êtes pas la même facette de la Lune que d’habitude, je ne sais pas pourquoi, mais vous semblez plus jeune, plus proche de moi aussi dans l’enveloppe que vous avez choisie. Alors j’imagine que c’est… peut-être une version de vous qui a récupéré ce que vous aviez donné à ma fille ?
-Peut-être. Je ne sais pas. Je n’ai rien récupéré à vrai dire. J’ai l’impression d’être plus proche de toi, un choix de moi-même j’imagine. Il faut que tu comprennes une chose Hawani : vous avez un rôle à jouer plus grand que ce que les deux voix en toi peuvent penser, mais ce n’est pas non plus celui que tu penses. Je sais que ça n’apparaît pas clair, mais à un moment donné, il faudra sans doute quitter votre ensemble de meutes où vous vous réunissez. Avec vos enfants. Et vous ne pourrez probablement emporter qu’un nombre limité de gens et de choses. ».
Le regard de l’esprit se porta au loin à nouveau tandis qu’elle poursuivait d’une voix plus douce :
« Comme dans les éclipses… ».
Mais bien sûr pauvre idiote ! réalisa intérieurement Hawani un peu tard. C’est une éclipse pas une lune noire ! Qu’est-ce que tu es allée raconter avec ces rayons intérieurs…
« Je prends note, répondit-elle en conservant la face malgré tout. Nous serons prêts… quand l’éclipse viendra.
Elle hésita un instant de plus puis prit finalement son courage à deux mains et dit :
– Je n’ai pas d’éclipse… Mais je peux en rajouter. Cela fait partie du cycle, même si ces occasions sont rares. ».
Elle désigna son bras dans lequel étaient plantés les bijoux représentant les différentes phases de la lune.
L’esprit tourna son regard vers Hawani et contempla son bras. Une émotion vive apparut fugacement, bien trop pour que la Crocs d’Argent puisse l’identifier.
« Inutile, répondit l’avatar. L’Eclipse par principe n’apparaît jamais dans les cycles. Ta meute aura bientôt besoin de toi, Hawani. Plus exactement, un des membres va être confronté à une éclipse personnelle. Et tu devras être sa lune intérieure. Tu comprends ?
-Je ferai de mon mieux.
– Je sais. Mais est-ce que tu comprends ?
– Je crois. ».
Luna la dévisagea avec intensité, dardant son regard brillant sur elle.
« Ta foi est importante. Elle peut être ton guide. Elle l’a déjà été, et le sera encore. Rappelle-toi toujours que ce n’est pas parce que tu ne peux pas voir la lune qu’elle n’est pas là. Fou est celui qui a confiance en Hélios uniquement parce que ses rayons sont visibles. Hélios est destructeur : ses rayons brûlent autant qu’ils chauffent, et ils ne sont jamais égaux. Seule la Lune traite tout le monde avec égalité, et ne ment jamais à celles qui l’observent. Mes rayons ne sont pas chauds, certes, mais ils ne mentent pas eux, ils ne promettent pas autre chose que ce qu’ils sont. ».
Les yeux de Luna se baissèrent à nouveau sur le bras d’Hawani. Un silence de quelques secondes s’installa puis elle se pencha en avant sur le bijou d’un mouvement rapide et fluide.
« Intéressant. Tu as dû souffrir. ».
Une brève larme sortit de l’œil de l’avatar avant de tomber sur le bijou qui resplendit un instant avant de redevenir normal.
« Si un jour tu as besoin, montre-le à mon fils. Il comprendra. ».
Hawani ouvrit de grands yeux, déstabilisée par l’empathie inattendue de l’esprit… Elle acquiesça un peu gauchement, intimidée par sa proximité inhabituelle. Luna se pencha à nouveau puis se mit à briller, rapidement. Les derniers mots qu’Hawani entendit furent à peine audibles.
« Suzaku a bien choisi… »
La vision d’Hawani se troubla à nouveau pour redécouvrir un paysage écossais qui n’avait évolué que de quelques mètres. Les rayons de la lune avaient disparu, protégés de la vue des mortels par les nuages qui assombrissaient le ciel.
Le chaudron créatif 